Deezer et Universal pavent la voie d’un nouveau modèle de rémunération des artistes — Siècle Digital
Les plateformes de streaming se sont imposées comme le poumon de l’industrie musicale, générant aujourd’hui 70 % de ses revenus. Tandis que les acteurs de la filière cherchent une économie …
Les plateformes de streaming se sont imposées comme le poumon de l’industrie musicale, générant aujourd’hui 70 % de ses revenus. Tandis que les acteurs de la filière cherchent une économie plus équitable et durable, le français Deezer et Universal Music, major leader de la musique enregistrée, travaillent sur un nouveau modèle de rémunération pour les artistes. Le 6 septembre, les deux entreprises ont annoncé un partenariat pour mettre en place un système centré sur l’artiste, ou artist centric. Si celui-ci est censé mieux rémunérer les artistes, d’autres pourraient être lésés.
Un nouveau modèle de rémunération qui favorise les artistes
Depuis l’apparition entre 2006 et 2007 de Spotify et Deezer, les plateformes de streaming ont mis en place un modèle économique hérité de la publicité sur internet : le Market Centric Payment System, ou modèle au prorata. Ici, l’argent des abonnements est concentré dans un pot commun puis partagé aux différents ayants droit en fonction de leur part de marché. Bien que ce modèle ait pu faire ses preuves depuis plusieurs années, il comporte des limites, comme l’achat d’écoutes afin de gonfler artificiellement ses revenus.
Avec le modèle artist centric, Deezer et Universal veulent placer les artistes au centre du calcul des redevances. À partir du quatrième trimestre de 2023, en France, les titres d’Universal provenant « d’artistes professionnels », avec au moins 1 000 écoutes par mois et 500 auditeurs uniques, bénéficieront d’une rémunération double. Celle-ci pourra être de nouveau doublée si les écoutes sont organiques, c’est-à-dire lorsqu’un auditeur cherche et interagit avec une chanson de son plein gré, sans passer par un algorithme de recommandation.
Interrogé par Siècle Digital, Ludovic Pouilly, vice-président principal des relations avec l’industrie musicale et les institutions pour Deezer, explique que ce modèle a été pensé pour répondre aux problèmes de la rémunération au prorata. L’objectif est de réduire l’impact des « heavy users », ces jeunes utilisateurs qui consomment tous les jours de la musique. « Les artistes en vogue pour ces tranches d’âge vont bénéficier d’un boost et diluer la rémunération des autres artistes écoutés par des utilisateurs plus âgés, » développe-t-il.
L’autre ambition de l’artist centric est de réduire le bruit musical, ces morceaux « à faible valeur ajoutée, de basse qualité et peu chers à produire ». Sont concernés les bruits de pluie ou de machine à laver… Ils représentent environ 2 % des écoutes sur Deezer. La plateforme prévoit de les démonétiser et de les remplacer par ses propres musiques dites fonctionnelles. Avec l’ajout de plus de 100 000 nouveaux morceaux chaque jour sur Deezer, faire un tri devient essentiel.
Deezer n’en est pas à son coup d’essai
Le modèle artist centric n’est pas le premier modèle de rémunération sur lequel travaille Deezer. Pendant de nombreuses années, la plateforme de streaming française s’est positionnée comme le porte-étendard d’un système basé sur les utilisateurs : l’User Centric Payment System ou UCPS. Dans ce cas, l’argent de l’abonnement de l’utilisateur va directement aux artistes qu’il écoute. Par exemple, si une personne écoute 90 % du temps Drake et 10 % Angèle, 90 % du prix de son abonnement ira à Drake et 10 % à Angèle.
Deezer assure à Siècle Digital ne pas abandonner le modèle de l’UCPS. Au contraire, ce modèle complète le nouveau. « Il y a un compromis, c’est une espèce d’entre deux dans l’implémentation », commente Ludovic Pouilly, « l’implémentation va vers l’User Centric mais est limitée pour l’instant en freinant l’impact des utilisateurs intensifs, ce qui permet d’être moins radical ».
Un modèle vraiment plus juste ?
Si Deezer présente l’artist centric comme « un modèle qui vise à assurer aux ayants droit et en particulier aux artistes, aux créateurs, une rémunération plus juste », des doutes subsistent. François Moreau, professeur d’économie à l’Université Paris 13-Nord, présente ce système à Siècle Digital comme « une façon de satisfaire certains acteurs de l’industrie au détriment d’autres ». L’argent pour financer le modèle est pris aux artistes considérés comme non professionnels. Sur le sujet, Ludovic Pouilly précise que « nous parlons ici de rémunérations qui tournent autour de l’euro. Ils ne gagnent pas leur vie avec ça, par contre ça réduit la rémunération des vrais artistes professionnels ».
L’économiste considère que le modèle de l’UCPS est plus juste que l’artist centric, « au moins, ce système fait en sorte que mon argent aille aux musiciens que j’écoute et non pas à des artistes qui sont simplement des stars ». Car finalement, les plus petits artistes, ceux dont la base de fans est plus réduite, ne pourront pas bénéficier de ce nouveau système. Deezer affirme toutefois mettre en place de nombreux programmes pour les accompagner.
Deezer peut-il faire des émules ?
En s’associant, Deezer et Spotify ont tout à gagner. L’entreprise basée à Paris est la deuxième plateforme de streaming la plus utilisée en France avec 33 % des parts du marché, juste derrière Spotify (41 %). À l’étranger cependant, Deezer est un petit acteur. Selon le cabinet MIDIA, le groupe français ne représente que 1,5 % de parts de marché, loin derrière les 30 % de Spotify. Le suédois est suivi par Apple Music, Amazon Music et Tencent Music qui en possèdent chacun plus de 13 %.
Alors qu’Universal réfléchit depuis le début de l’année à un nouveau modèle de rémunération, Deezer y a vu une opportunité. « Universal a ouvert la porte à un changement de modèle, nous en avons profité pour dire que nous travaillions à cela depuis longtemps [avec l’UCPS] », détaille Ludovic Pouilly, « et nous avons discuté de tout ça avec eux ».
Deezer prévoit de faire un retour d’expérience dans six mois pour améliorer le système artist centric et l’ouvrir à d’autres marchés tout au long de 2024. Si les retours sont positifs, Universal pourrait imposer ce modèle aux autres plateformes de streaming.