Freiner la fabrique de l’ignorance, booster celle de la connaissance — Siècle Digital


Pour ne plus laisser le marché du doute et de l’ignorance exploiter les failles de notre cerveau, lui-même trompeur, développer notre esprit critique est primordial. En sortant des clivages, du déni et en voyant le monde dans toute sa complexité, nous maximisons nos chances de ne plus répéter collectivement des erreurs aux conséquences de plus en plus lourdes, mais aussi de réussir à mettre en œuvre les transformations nécessaires pour relever les défis du 21e siècle.

Les limites planétaires sont dépassées, entraînant une accélération de la destruction des conditions de vie sur Terre. La biodiversité se dégrade à un rythme bien supérieur au taux naturel d’extinction et les polluants, présents dans l’air, l’eau, les sols et de nombreux biens de consommation, sont responsables de 9 millions de morts chaque année selon une étude réalisée par la commission “pollution et santé” du Lancet Planetary Health. Malgré les nombreuses alertes, nous n’avons pourtant pas réussi à changer de paradigme pour inverser cette tendance dont nos sociétés sont seules responsables. Aux Etats-Unis nous observons une baisse de l’espérance de vie qui s’aggrave et l’Europe, elle, stagne. En cause, notamment, un manque de curiosité et une tendance à laisser nos biais cognitifs nous pousser à nous réfugier dans la facilité. Pour changer la donne, nous devons exercer notre esprit critique et développer la pensée complexe pour, in fine, prendre des décisions éclairées. Il devient donc essentiel de consacrer du temps à se documenter et à bien s’informer, afin de développer nos connaissances. Parmi les obstacles à surmonter, la complexité des problèmes qui nous pousse souvent à agir sans comprendre pleinement les conséquences et aboutit parfois à des maladaptations. Les biais cognitifs nous amènent, en effet, à des tendances telles que la recherche de facilité, le goût pour le court terme, la tendance à suivre la masse ou encore à ignorer les conflits d’intérêts, et influent sur nos décisions.

Un double frein au changement

Dans son essai, “Votre cerveau vous joue des tours”, paru chez Allary Editions, le chercheur en neurosciences et psychologue clinicien Albert Moukheiber, nous explique que leur effet est d’autant plus développé de par la hausse du stress et de l’anxiété générés par nos sociétés modernes et a comme principale incidence de réduire notre capacité à percevoir l’ambiguïté du monde. En parallèle, une fabrique de l’ignorance profite de ces biais pour servir des intérêts financiers qui pourraient être affectés par les changements nécessaires à la réduction des risques, amplifiant ainsi l’ignorance et le déni. Comme le met en avant l’ouvrage référence de la journaliste Stéphane Horel “Lobbytomie”, paru aux éditions La Découverte, cela conduit régulièrement à des scandales sanitaires, environnementaux ou politiques lorsque les organisations franchissent les limites légales. Dans chaque affaire, on s’aperçoit que la guerre de l’information a joué un rôle central. L’esprit critique peut-il booster notre système immunitaire face à la désinformation et nous aider à éviter de succomber aux mêmes mécanismes à répétition&nbsp?

Comprendre les rouages de l’industrie de la désinformation

Mais pour ça, il faut commencer par sortir de cette passivité qui nous conduit à regarder les événements se produire, voire à les découvrir sur le (trop) tard, à coups de scandales ou à endosser, parfois, le statut de victime. Une première étape consiste à identifier les différents mécanismes, de ce que Franck Cuveillier a baptisé dans son documentaire “La fabrique de l’ignorance”, qui sont destinés à nous maintenir la tête sous l’eau. Une illustration frappante est celle du dérèglement climatique. Si la question d’une bifurcation vers une société plus durable et respectueuse de l’environnement est aujourd’hui considérée comme une priorité, la prise de conscience écologique a été retardée pendant des décennies. Le pétrolier ExxonMobil a, par exemple, non seulement ignoré les modèles élaborés par des recherches scientifiques qu’il a lui-même commanditées et prédisant avec précision le réchauffement climatique il y a… 70 ans&nbsp!, mais il a surtout élaboré en parallèle une véritable stratégie de désinformation pour repousser au maximum la conscientisation et donc le changement de paradigme associé. Un exemple parmi tant d’autres… Reste que, comme le confirme Geoffrey Supran, coauteur d’une étude sur ce dossier, les marchands de doute n’ont de prise sur nous que parce que nous sommes collectivement crédules et non préparés à cette guerre de l’information. À l’échelle des états, avec l’introduction du numérique dans notre quotidien, celle-ci évolue désormais en guerre cognitive. Le neuroscientifique Dr. James Giordano, spécialiste de la « cognitive warfare », considère à ce titre que les cerveaux deviennent les champs de bataille du XXIe siècle.

Le manque de temps&nbsp: un prétexte face au manque de motivation&nbsp?

Mais muscler son esprit critique demande des efforts intellectuels et nécessite un minimum de temps pour être en mesure d’inférer et déjouer les tentatives de désinformation et d’influence. Or ce sont généralement les deux freins mis en avant&nbsp: « je n’ai pas envie d’y consacrer un temps dont je ne dispose pas, j’ai beaucoup d’autres choses à faire ». Pourtant, en 2022, d’après le Médiamat Annuel de Médiamétrie, les Français ont passé en moyenne 3 heures et 26 minutes par jour devant la télévision. Cette moyenne se décompose en 2 heures et 6 minutes pour les personnes âgées de 15 à 49 ans, 2 heures et 35 minutes pour les CSP+ (catégorie socioprofessionnelle supérieure), et elle atteint 5 heures et 23 minutes pour les personnes de 50 ans et plus. Par ailleurs, selon le Digital Report 2022, une étude réalisée par We Are Social, les Français âgés de 16 à 64 ans passent en moyenne 1 heure et 55 minutes par jour sur les réseaux sociaux et 3h30 par jour à regarder la télévision broadcast ou en streaming. Ces chiffres soulignent qu’il y a un temps considérable pouvant être réinvesti ou réaffecté. Le manque de temps est donc relatif, voire parfois prétexte. Le frein principal semblerait plutôt être le manque de motivation et d’envie de mieux s’informer. En effet, il s’agit d’un effort pouvant déboucher sur la découverte d’un état de fait insatisfaisant et initier ainsi un besoin d’agir. Comme le décrit Sébastien Bohler, docteur en neurosciences, dans son essai “Le bug humain” paru aux éditions Robert Laffont, cela pourrait venir déranger notre tendance naturelle à rechercher la facilité et le confort.

La carte n’est pas le territoire

Dans les faits, au quotidien, nous avons plutôt tendance à consulter les sources auxquelles nous sommes habitués. Cela sans vérifier systématiquement la qualité et la fiabilité des informations proposées. Plus inquiétant, une partie d’entre nous ne s’informe qu’à partir d’une sélection d’articles réalisés par l’algorithme installé par défaut sur leur smartphone. Cette posture passive, “sous perfusion”, réduit l’exercice de l’esprit critique qui nécessite, lui, d’être en veille active, voire proactive, afin de choisir son régime informationnel et d’investiguer. Pour développer notre résilience informationnelle et cognitive, il est essentiel de croiser les sources, d’avoir un mix d’informations, d’identifier les conflits d’intérêts (y compris les nôtres) et de vérifier les sources primaires (toujours préférer l’original à la copie) pour réduire l’interprétation au profit des faits. Cela est d’autant plus important avec l’avènement de l’IA générative qui aura tendance à continuer de nous éloigner des sources d’information primaires, pour aller vers une troisième dimension&nbsp: celle de la reformulation algorithmique des sources secondaires.

Faire la part belle au perspectivisme

Cependant, par habitude, nous nous tournons souvent vers ce que nous connaissons déjà&nbsp: nos pairs, nos réseaux, les médias dominants et les experts médiatisés faisant parfois preuve d’ultracrépidarianisme. Ne perdons jamais de vue que la carte n’est pas le territoire. Les informations que nous recevons peuvent être biaisées ou incomplètes. Face à cette distorsion, il est essentiel de développer notre capacité à identifier les informations fiables et crédibles. Il n’existe pas de source parfaite ; tout dépend du moment, des moyens d’investigations alloués et, bien entendu, du sujet. Il est nécessaire de remettre en question nos propres croyances et d’élargir notre champ d’information pour sortir des bulles informationnelles. Dans son ouvrage “Doper son esprit critique”, Emmanuel-Juste Duits invite, entre autres, à penser contre soi-même et à s’intéresser aux points de vue contraires à nos idées ou à croyances afin de voir la différence comme une richesse. De plus, la superposition des points de vue permet d’identifier les failles et les faits à prendre en compte, augmentant ainsi le niveau de fiabilité de notre propre analyse. Ce perspectivisme va nous permettre d’enrichir notre compréhension en évitant les positions binaires et polarisées afin de prendre en compte toutes les nuances dans un esprit de pensée complexe. D’ailleurs, récemment, Edgar Morin déclarait à ce propos que “la lutte contre la désinformation passe par l’accès à la pluralité des sources d’information”. Seules de telles actions joueront un rôle de Firewall pour réussir à prendre des décisions éclairées et relever les défis auxquels nous sommes confrontés.

Réussir à ne plus se faire “hacker” l’esprit

Tout comme en cybersécurité, le dernier rempart à la désinformation ou à la malinformation reste en effet l’utilisateur. Disposer d’un pare-feu, d’un anti-virus et d’experts techniques ne dispense pas d’un minimum de sensibilisation et de formation aux bonnes pratiques afin de déjouer les liens trompeurs et autres formes de cyberattaques. Dans le même esprit, nos biais cognitifs peuvent être exploités comme les failles d’un système informatique le sont par les pirates informatiques. Apprendre à identifier ces “logiciels malveillants” contribue à nous rendre moins sensibles aux attaques ayant recours à une multitude de techniques&nbsp: fausses études scientifiques ou orientées, astroturfing, dénigrement des lanceurs d’alerte, biais de financement (médias, associations, études scientifiques, think tanks), influence et conflits d’intérêts (KOL), ghost writing, greenwashing, fausses ONG, marketing trompeur, lobbying réglementaire… Développer une résilience informationnelle implique donc de naviguer dans l’océan médiatique avec un esprit critique, tout comme on navigue sur le web avec un pare-feu pour se protéger. Cela nous permet de mieux résister à l’emballement informationnel, aux stratégies d’influence, à la désinformation et aux débats polarisants. Il va, in fine, s’agir de filtrer les informations qui nous parviennent en leur attribuant un niveau de confiance faible pour privilégier des informations que l’on va chercher dans une démarche proactive de veille et d’investigation selon les sujets qui nous semblent être prioritaires.

S’extraire de l’information en temps réel et court-termiste

Tout comme nous avons pris conscience des effets néfastes de la sédentarité et d’une alimentation industrielle sur notre santé, il est temps de reprendre en main notre régime informationnel et de pratiquer régulièrement la gymnastique intellectuelle. Bien que cela puisse être chronophage en raison de la complexité de certains sujets, il est possible de prioriser et d’investir du temps dans les sujets jugés essentiels afin de privilégier la qualité à la quantité. Le Réseau International de Journalisme d’Investigation (GIJN) publie de nombreux guides, y compris des outils et bonnes pratiques pour mener des enquêtes citoyennes. L’un d’entre eux démarre ainsi pour aider les non-journalistes à enquêter en enseignant les techniques qu’utilisent les journalistes d’investigation&nbsp: “Journaliste ou pas, les titres n’ont pas d’importance, enquêtez&nbsp! C’est la curiosité qui alimente les enquêtes, et nul n’a le monopole de la curiosité.” Se mettre en veille active sur des sujets complexes, mener des recherches historiques pour avoir une vision à long terme (consulter des déclarations et des discours passés, identifier les acteurs clés et vérifier l’évolution de leurs positions) aidera à s’extraire de l’information en temps réel. Dans le prolongement, se nourrir de rapports, d’études, d’essais et de décisions de justice antérieures, qui ont déjà fait l’objet d’analyses approfondies et de confrontations d’arguments et de preuves, sera une aide précieuse. Il est essentiel de susciter la curiosité et le désir d’apprendre et de comprendre le monde qui nous entoure. C’est notamment ce que le think tank “Information pour le Monde Suivant” (IMS) souhaite favoriser en développant un mouvement citoyen autour de l’information utile d’intérêt collectif. A l’image de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, nous devons devenir des chercheurs-faiseurs pour développer, grâce à l’intelligence collective, des solutions d’avenir qui nous permettront de relever les défis du 21e siècle. Plus exigeants, plus curieux et plus proactifs dans notre rapport à l’information, en tant que professionnels et citoyens, nous ferons des choix plus éclairés&nbsp! Et cela commence, sans aucun doute, par éveiller notre curiosité.



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