La ville nouvelle made in Silicon Valley — Siècle Digital
L’idée de fonder sa propre ville est un fantasme récurrent dans l’histoire. Le jeu vidéo en a fait un style à part entière, le « city builder ». Oui, mais …
L’idée de fonder sa propre ville est un fantasme récurrent dans l’histoire. Le jeu vidéo en a fait un style à part entière, le « city builder ». Oui, mais voilà, pour un milliardaire américain de la Tech, une partie de SimCity ne suffit pas à flatter l’ego. Plus d’un projet de ville nouvelle est né dans les esprits de magnats du numérique, avant d’être abandonné. Le dernier en date semble plus proche de l’aboutissement : 800 millions de dollars de terres ont déjà été rachetés au nord-est de San Francisco, à une heure en voiture du cœur de la Silicon Valley.
La mystérieuse cité d’or
Une certaine inquiétude commençait à gagner le Comté de Solano, sur la baie de San Francisco. Depuis cinq ans, une mystérieuse société, Flannery Associates, rachète à tour de bras des terrains, à un prix bien au-dessus du marché. Des terres se résumant à des collines arides, des ranchs, avec comme horizon des éoliennes, sur une surface équivalente à deux Paris. Cette zone se situe à proximité immédiate d’une base de l’U.S. Air Force, d’où une certaine suspicion. Et si l’intérêt de l’entreprise pour ce lieu était davantage lié au voisinage qu’au sol ? Et si Flannery Associates n’était autre qu’un paravent pour la Chine ? Deux élus démocrates du Congrès de la région, tenus à l’écart, ont fini par demander une enquête des autorités fédérales, la situation s’étant déjà présentée.
Fin août, le New York Times a fini par lever le voile sur cette étrange affaire. Derrière Flannery Associates se cache un projet démesuré, la création ex nihilo d’une « ville nouvelle », financée non par la Chine, mais par de richissimes figures de la Silicon Valley, toute proche. Depuis l’article du Times, des représentants de l’entreprise ont commencé à échanger avec les membres du Congrès et projettent de le faire avec les habitants. L’intention est de convaincre politiques comme locaux, sceptiques, du bien-fondé d’une idée aux accents utopistes.

Les terres promises. Crédit : Google Earth.
Durant l’antiquité, bâtir une ville était synonyme de conquête de territoire, Alexandre le Grand est à lui seul à l’origine d’une vingtaine de cités. Alexandrie, en Égypte, n’est que la plus connue. Pour Henri Ford, dans les années 20, l’enjeu de Fordlândia était de créer une cité ouvrière au milieu de l’Amazonie pour sécuriser l’approvisionnement en caoutchouc. L’histoire plus récente ne manque pas d’ébauche de villes nouvelles, toutes ayant en commun cette même connotation d’idéal futuriste.
Neom, dans le désert d’Arabie saoudite est désormais bien connue. La ville doit préparer le pays à l’après or noir et faire oublier, médiatiquement, que le prétendant au trône, Mohammed ben Salmane, a fait assassiner un journaliste. Elon Musk, lui, rachète des terres au sud d’Austin, pour construire « Snailbrook », une « utopie texane ». Elle doit loger les salariés de ses différentes entreprises. Peter Thiel, co-fondateur de PayPal, investisseurs bien connus de Facebook, ancien conseiller de Donald Trump, tout en se bâtissant un abri en Nouvelle-Zélande, a investi dans Seasteading, un « rêve » de ville flottante autonome, paradis libertarien, depuis tombé à l’eau.

Image : NEOM
Le projet du comté de Solano est porté par d’autres fortunés de la Tech, dont le premier est Jan Sramek, ancien trader de Goldman Sachs. L’investisseur Michael Moritz aurait proposé le lieu selon une note de 2017 consulté par le Times. Sont de la partie : Reid Hoffman, co-fondateur de LinkedIn, les frères Collison, derrière Stripe, l’ancien employeur de Jan Sramek, Marc Andreessen de la société de capital-risque Andreessen Horowitz ou encore Laurene Powell Jobs, femme d’affaires, engagées dans plusieurs ONG, présidente de la sienne et accessoirement veuve de Steve Jobs, etc.
Une solution réaliste aux difficultés de San Francisco et de la Silicon Valley ?
Comme dans les cas déjà mentionnés, la cité qui doit sortir de terre, encore non nommée, se veut idéale. Elle va « permettre aux habitants du comté de Solano d’accéder à des emplois bien rémunérés, à des logements abordables, à des énergies propres, à des infrastructures durables, à des espaces ouverts et à un environnement sain », selon un communiqué de Flannery Associates. À la différence de projets à tendance mégalomaniaque de type Neom, la nouvelle ville doit répondre à une réelle problématique de la région.
Avec le développement de la Silicon Valley, la baie de San Francisco a commencé dès les années 90 à souffrir d’un problème de logement. Dans un article de 2021, « La Silicon Valley – symbole du capitalisme industriel américain ? », les géographes Sonia Lehman-Frisch et Frédéric Leriche rapportaient que « la croissance exponentielle des industries high-tech, un secteur caractérisé – pour une partie de ses employés – par des salaires particulièrement élevés, a à la fois contribué à augmenter les inégalités sociales et tendues le marché immobilier, non seulement dans la Silicon Valley, mais dans l’ensemble de la métropole ». La région est aujourd’hui la plus chère du pays, devant New York. À San Francisco même, les inégalités et la gentrification galopante ont entraîné des mouvements de contestation notamment contre les « Google Bus » ou « Tech Bus », qui amènent les employés de la Tech vers les sièges des géants du numérique.
Dans sa note de 2017, Michael Moritz y fait directement référence, « cet effort devrait atténuer certaines des pressions que nous ressentons tous dans la Silicon Valley – hausse des prix de l’immobilier, sans-abrisme, congestion, etc. ». L’intention semble donc plutôt louable, mais pourrait se trouver confrontée à la réalité. Catherine Moy, maire de Fairfield, capitale du comté de Solano, estime le projet irréalisable. Par essence il manque de tout, la région est desservie par une seule autoroute déjà congestionnée, elle est soumise à des sécheresses régulières, sans parler des infrastructures à construire. D’autres élus pointent la nature agricole de la région. Les terres rachetées sont légalement destinées à l’exploitation agricole ou l’élevage. Pour transformer ce statut en zone habitable, les lois californiennes imposent un vote de la population. Le secret gardé autour du projet de longues années, son ambition à l’apparence démesurée, l’augmentation du prix des terres… Encore une ville idéale de plus qui pourrait ne jamais voir le jour.